Faut-il éco-concevoir tous les services numériques ?

Lorsque nous parlons d'écoconception, cela soulève souvent le débat de la légitimité et du sens d'une telle démarche dans le cadre d'un service qui serait "nuisible" à la planète (et par conséquent ses habitants). Un abonné nous proposait cet exemple extrême : doit-on éco-concevoir une application qui permet de proposer des endroits dans la nature où jeter mes déchets sans me faire coincer ?

Dans le cas d'un tel exemple, la réponse paraît évidente. Mais qu'en est-il de cas plus ambigus ? Nous détaillons ci-dessous notre opinion sur cette question qui fait débat.

1. Tout design devrait être éco-conçu par définition.

Le français possède deux mots (conception et design) là où l'anglais n'en a qu'un : design. Si l'on entend "écoconception" comme "écodesign" et que l'on définit le design comme Alain Findeli par :

Le design a pour objectif d’améliorer ce que nous appelons « l’habitabilité » du monde sur tous les registres de ce monde.

Le design social , texte de Alain Findeli

alors tout bon design de service numérique devrait être éco-conçu. Dieter Rams, éminent designer des années 1960 à 1990, incluait d'ailleurs le respect de l'environnement parmi ses fameux 10 principes fondamentaux d'un bon design (Wikipédia).

Qui plus est, éco-concevoir, c'est avant tout revenir au véritable besoin des utilisateurs et y répondre de manière la plus sobre et accessible : autrement dit, c'est créer des produits simples et utilisables, soit tout simplement faire du bon design.

Cependant, on s'aperçoit de fait, que ce soit par dévoiement mercantile ou par manque de ressource des professionnels, que de nombreux designs concourent à l'obésité logicielle et à la fracture numérique (ou inégalité sociale numérique, voir plus). C'est pourquoi l'écoconception est apparue comme une modification des pratiques alors qu'elle se situerait normalement dans le parfait prolongement des préconisations des années 1970 de Dieter Rams.

2. Il faut réduire ses principaux impacts en priorité.

Si l'on accepte donc la dichotomie de fait qui existe entre design et écoconception, tout service devrait-il alors faire un effort d'écoconception ? Par exemple faudrait-il éco-concevoir une application permettant de louer entre particuliers des voitures de sport pour un week-end ou une virée occasionnelle ?

Dès que l'on parle d'écologie, l'un des premiers enjeux est de comprendre les ordres de grandeur des impacts. Toute organisation et tout service se doit de travailler ses principaux leviers de réduction d'empreinte environnementale. Pour proposer un argument allant dans ce sens, s'il en faut un : mieux vaut réduire de 1% le principal poste d'impacts environnementaux (par exemple les voyages en avion de ses salariés) plutôt que de réduire de 80% un impact négligeable (vs éco-concevoir son petit site vitrine).

Une fois cela dit, en matière d'écologie tout effort est bon à prendre. Si nous souhaitons réduire de 4% par an nos émissions de gaz à effet de serre, il va falloir gagner en efficience et réduire notre surconsommation de toute part.

Alors oui, il faut éco-concevoir tous ses services numériques mais avec un ordre de priorité secondaire par rapport à la réduction de ses impacts principaux.

3. Tout le monde devrait-il donc éco-concevoir ?

Cette question complexe requiert une réponse nuancée. Dans le cas d'un service qui serait largement utilisé et induirait des comportements nuisibles (ex : livraison en 1 heure sur Amazon), vaut-il mieux :

  • que le service minimise son impact environnemental issu du numérique même si ce n'est pas là que réside la majorité de son impact ?
  • ou que le service ne fasse pas d'écoconception pour ne pas augmenter son utilisation par une expérience utilisateur améliorée ?

Voyons les deux points de vue plus en détail.

Oui, on devrait éco-concevoir tout service largement utilisé.

C'est seulement en éco-concevant de nombreux services que l'écoconception aura un impact conséquent. En effet, si tous les services numériques sont éco-conçus, alors les utilisateurs peuvent conserver leurs terminaux plus longtemps et de nombreux impacts environnementaux, sociaux, politiques et psychologiques peuvent alors être évités (voir publication détaillée à ce sujet). Les véritables enjeux de l'écoconception ne peuvent en effet être atteints que dans le cadre d'un effort collectif et généralisé.

Quid d'un service polluant comme la location de voiture de sport ? "Ce serait du greenwashing de leur part !" nous direz-vous. Ils n'ont pas réduit leurs impacts principaux mais créent au contraire des usages nocifs. Certes, mais ce n'est du greenwashing que s'ils communiquent dessus. Or, comme nous l'avions publié dans la partie "Convaincre" du guide d'écoconception, ce n'est pas parce qu'on a éco-conçu son service que l'on est obligé de communiquer dessus !

Alors oui, dans le cadre d'un service extrêmement polluant, l'écoconception a un impact négligeable. Mais à partir du moment où ce service sera conçu de toute façon, autant qu'il le soit fait de manière la moins impactante possible (et sans communication externe). C'est d'autant plus vrai s'il a une large base d'utilisateurs car son impact numérique en sera démultiplié.

Et après tout, peut-être que la formation à l'écoconception des concepteurs du service leur ouvrira les yeux sur leur organisation et les fera changer de travail ou modifier leur service ? Qui sait, on connaît des personnes à qui c'est arrivé… ;)

Non, on ne devrait éco-concevoir que si le service est compatible avec les objectifs de développement durable.

Selon le critère 1.1 du référentiel général d'écoconception de services numériques ( RGESN) :

Si le service numérique ne s'inscrit pas dans au moins l'un des objectifs de développement durable (ODD), l'un des enjeux de limites planétaires ou tout autre référentiel du même type, l'intégralité des impacts environnementaux qu'il génère est futile, donc à éviter.

Ainsi, notre application pour louer des voitures de sport entre particuliers ne passerait pas le premier critère. Autrement dit, si j'applique rigoureusement une démarche d'écoconception, je ne crée jamais ce type de service nuisible.

Si votre service ne remplit pas le critère 1.1 du RGESN, alors vous devriez peut-être vous abstenir. Pourquoi ? Car en fluidifiant le parcours de vos utilisateurs, vous pouvez induire une augmentation de la consommation de votre service et donc accroître ses impacts négatifs. Par exemple, il sera plus facile de louer une voiture, plus facile de jeter ses déchets dans la nature car l'application écoconçue a un mode hors-ligne, etc...

Les deux points de vue se défendent et font débat, même au sein de Designers Éthiques !

En conclusion

Nous pensons que :

  • Tout design devrait par définition être éco-conçu.
  • Toute organisation souhaitant éco-concevoir son service numérique doit surtout travailler à réduire ses impacts environnementaux principaux.
  • Tout service numérique devrait être utile (au sens donné par le RGESN).
  • Toute démarche d'écoconception n'est pas bonne à être communiquée à l'extérieur comme argument RSE.

Et vous, qu'en pensez-vous ?

Vous souhaitez initier une démarche d'écoconception ? Découvrez le guide d'écoconception de services numériques à destination des designers.

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Autrice de l'article : Anne Faubry.